On ne peut pas seulement compter sur les fonds de dotation qui sont insuffisants pour financer nos projets de développement local. Il s’est avéré que beaucoup de contribuables ne participaient pas à l’effort fiscal. Nous avons également trouvé un budget insincère avec de grands écarts dans la mobilisation des recettes fiscales…Nous essayons de le corriger par la mobilisation auprès des agents économiques clés dont les Jakartamen.
Bakary DIATTA, Maire de la commune de Bignona.
Entretien avec IBP Sénégal. Septembre 2023

Les Jakartamen : des agents économiques à fort potentiel fiscal

Située à 413 km de Dakar, la ville de Bignona est caractérisée, comme la plupart des villes secondaires du Sénégal, par un très faible secteur des services formels. L’économie locale est dominée par des activités informelles qui s’opèrent en marge du système fiscal. Ces dernières années, le transport urbain de personnes et de biens au moyen de motos-taxi dénommés « Jarkata », intéressent de plus en plus les jeunes communément appelés « Jakartamen ». En effet, dans une zone enclavée où les moyens de transport urbains sont limités, impactant ainsi l’accès aux infrastructures publiques essentiels(postes de santé, écoles, marchés), le phénomène des Jakartamen s’intensifie au fil des dernières années.Jeunes hommes âgés de moins de 35 ans, dont la plupart sont des étudiants ou des personnes ayant de faibles opportunités d’emploi formel, les Jakartamen de Bignona comptent plus de 3000 membres. Cette importante catégorie de l’économie informelle a connu une importante évolution allant de la réticence au consentement à l’impôt.

Historiquement, au Sénégal, l’impôt était perçu comme une soumission à l’autorité coloniale. Ainsi le rejet de l’impôt était une forme de résistance à l’autorité coloniale. La région casamançaise où se trouve la commune de Bignona, longtemps marquée par le conflit et les mouvements sécessionnistes des années 1980, n’échappe pas à cette réalité. Fort de ce patrimoine politico-culturel, plusieurs rencontres et sessions de dialogues ont été tenues avec le passage de différentes équipes municipales pour amener les citoyens notamment les Jakartamen à développer une relation de confiance avec l’autorité. Ces efforts qui initialement n’ont pas porté des fruit sont conduit à un processus de consultation, de médiation et delégitimation de l’impôt qui a posé les prémisses d’un « contrat social fiscal »entre la municipalité de Bignona et les Jakartamen.

Mettre la fiscalité à l’agenda en période électorale

A l’approche des élections municipales, le Forum Civil a entrepris des discussions avec la Collectivité Territoriale (CT) et les Jakartamen autour du besoin d’élargissement de l’assiette fiscale et en retour de la prise en charge des besoins des populations par le biais de la fiscalité locale. Rappelons que selon la politique de décentralisation au Sénégal, les compétences sont partagées entre l’Etat et les CT. Ces dernières sont responsables de la mise en place de politiques locales dans plusieurs secteurs dont la santé, l’éducation, l’environnement, etc. Les sources de financement de ces CT sont principalement les transferts reçus de l’Etat, les impôts et taxes collectés par celles-ci, d’où l’importance de la maitrise de l’assiette fiscale locale par les CT mais également du processus d’identification des contribuables ainsi que les moyens de collecte des impôts. 

Dès mes premiers mois à la tête de l’équipe municipale, j’ai eu à faire appel au Forum Civil car ils ont démontré leur ancrage communautaire, leur légitimité mais surtout leur maitrise des enjeux de la fiscalité locale et de la cible. Le Forum Civil joue un rôle central de médiation ici à Bignona

 

 

Le processus d’optimisation de la taxe communale et le consentement à l’impôt 

On sait qu’on doit contribuer au développement de la commune, mais nous avons des difficultés à épargner 3000 francs par mois…Nous croulons sous le poids des charges familiales et pratiquons un métier risqué avec des revenus incertains…Les modalités de paiement ne nous convenaient pas.

Membre du bureau de l’Association des Jakartamen de Bignona.Focus group. Septembre2023

Le premier acte du Forum Civil a été de se rapprocher du nouveau maire de la commune, par ailleurs assez sensibilisé sur cette question durant la campagne électorale pour remettre la question sur la table une fois élu. Le même procédé a été repris avec les Jakartamen, eux-aussi ayant eu divers échanges et formations avec le Forum Civil sur l ’importance de la fiscalité locale. Cependant, les premiers échanges n’ont pas porté de fruits car, d’une part, l’équipe municipale, avait initialement axé son discours sur le caractère obligatoire de ladite taxe et investi peu d’efforts dans l’approche du civisme fiscal et du service aux contribuables. 

D’autre part, les Jakartamen avaient exprimé leur réticence au versement de la taxe communale due à plusieurs facteurs, principalement liés à la nature de leur activité économique. En effet, l’analyse de leurs besoins a montré que les modalités de paiement de la taxe n’étaient pas adaptées à la nature de leurs revenus ni à la régularité de ceux-ci.Alors que la taxe était perçue de façon mensuelle(3000 francs CFA par mois), les revenus des Jakartamen sont eux journaliers et variables. Au regard des priorités de subsistance concurrentes, la situation de ces agents économiques rendait difficile une épargne régulière pour la taxe. Les Jakartamen préféraient ainsi faire un versement de 100 francs CFA par jour.

Confrontée à la faiblesse des ressources budgétaires ainsi que l’étroitesse de l’assiette fiscale locale et consciente du potentiel fiscal important que représente la taxe communale, le maire de Bignona sollicita l’appui du Forum Civil dans la stratégie de recouvrement des recettes fiscales des Jakartamen. A travers une signature de convention, le Forum Civil se positionna comme le « middle man», la structure par laquelle passerait la négociation du « contrat social fiscal ». Le contrat social fiscal est ainsi entendu comme l’acceptation des Jakartamen à payer une taxe municipale en contrepartie de la prise en charge des besoins qu’ils ont clairement exprimés dans le processus de dialogue. 

Du contrat social fiscal 

Le Forum Civil combinait deux aspects d’égale importance : (i) la légitimité et la crédibilité de l’organisation ; et (ii) des aptitudes techniques avérées dans le domaine fiscal. En effet, le Forum Civil a joué un rôle déterminant dans la redynamisation des conseils de quartiers et autres espaces de participation citoyenne dans la commune de Bignona. Il a également été au coeur des actions de sensibilisation sur le civisme fiscal ainsi que le renforcement de capacités des élus locaux sur la fiscalité locale et la mobilisation des recettes. 

La combinaison de ses aptitudes a permis au Forum Civil de faciliter la légitimation de l’impôt par le discours et à appeler les acteurs à démontrer leur volonté de collaborer par des actions concrètes. Ces actions ont concerné la collectivité d’abord, les Jakartamen ensuite.

De la légitimation par le discours et les actions : l’impôt comme un effort collectif pour le développement local 

Nous avons dû revoir notre stratégie et travailler à changer la perception selon laquelle l’impôt est une contrainte. Il fallait utiliser des termes plus inclusifs et engageants, et faire comprendre à la population qu’il s’agit moins d’obligation que de participation citoyenne au développement de la commune. Il fallait éviter à tout prix d’utiliser le terme impôt pour les convaincre.

Bakary DIATTA, Maire de la commune de Bignona.

Entretien avec IBP Sénégal. Septembre 2023

Présenté comme le « pouvoir de l’Etat » ou encore un «devoir citoyen », l’impôt peut être perçu comme une charge continuelle, une contrainte. L’expérience vécue à Bignona et bien d’autres communes a démontré l’importance de légitimer l’impôt auprès des contribuables et de commencer par le discours. 

A travers ses sensibilisations et ses formations, le Forum Civil s’est évertué à changer les mentalités en usant des éléments de langage liés à sa nature d’organisation sénégalaise ancrée dans le système de pensée local. En présentant la taxe communale comme une responsabilité de contribuer à la construction de leur ville, le Forum Civil a progressivement infléchi la position des Jakartamen. En effet, les expériences de civisme fiscal démontrent qu’au-delà du respect des obligations fiscales, le consentement à l’impôt est intrinsèquement lié à la confiance au système fiscal ainsi que la perception d’efficacité, de transparence, d’équité et de responsabilité par les contribuables.

 

 

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